REVUE DES LIVRES*

 

Peter Leuprecht, Reason, Justice and Dignity. A Journey to Some Unexplored Sources of Human Rights,

 

Martinus Nijhoff Publishers, Leiden, Boston, 2012, 109 p. ISBN 978-90-04-22043-0.

 

Ancien directeur des droits de l’homme au sein du Conseil de l’Europe, ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, ancien directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal au Canada, Peter Leuprecht est professeur de droit international public, un grand spécialiste de droit européen des droits de l’homme, un homme de terrain (il était en mission avec l’ONU au Cambodge), et un « agitateur » qui n’hésite pas à traiter des sujets sensibles et à poser des questions délicates1.

 

J’ai eu l’occasion de connaître Pr. Leuprecht en tant que membre du jury de soutenance de ma thèse en 1987. Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises au Conseil de l’Europe, dans les années 90, lors de mon stage en tant que professeur stagiaire. Il m’a invité en décembre 2007 à l’Institut d’études internationales de Montréal pour donner quelques conférences. Ces longues années d’amitié, de rencontres et de collaborations m’ont permis de mesurer le réel engagement du Pr. Leuprecht dans le domaine des droits de l’homme, ses contributions significatives, sa quête de savoir, d’apprendre et connaître les différents visages des droits de l’homme au sein des différentes cultures et civilisations.

 

Ainsi, son dernier livre reflète cette quête en essayant, avec intelligence et l’expérience d’un érudit, de trouver des points communs entre ces cultures et civilisations concernant le respect des droits de l’homme.

 

Pr. Leuprecht explique dans l’introduction les deux raisons qui l’ont amené à rédiger ce livre. On trouve parmi elle : sa longue expérience et son engagement dans le domaine des droits de l’homme et la promotion de leur universalité, et sa profonde conviction de la nécessité d’un dialogue interculturel qui ne doit pas ignorer la question des droits de l’homme.

 

Un point attire notre attention dans cette introduction, même s’il y a plusieurs points qui méritent d’être soulignés, c’est la question de l’universalité des droits de l’homme. L’auteur rappelle sa position vis-à-vis de cette universalité. Il croit en elle mais il croit aussi que les tous les chemins mènent à cette universalité et la variété des cultures et des civilisations pourraient et devraient contribuer à « l'idéal commun» mentionné dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (pp. 3-4).

 

L’approche de l’auteur dans ce livre n’est pas « confrontationnelle », mais basée sur le dialogue et l’humanisme.

 

Le 1er chapitre du livre évoque l’harmonie à travers l’humanisme. Le deuxième chapitre couvre la croyance et la raison. Le dernier chapitre traite de l’égale dignité des autres.

 

Trois grands savants musulmans ont retenu l’attention de l’auteur dans le 2e chapitre. Ce sont : Avicenne (980-1037), Averroès (1126-1198) et Ibn Khaldoun (1332-1406). Le choix de ces trois grandes figures musulmanes est significatif et important pour plusieurs raisons : ils sont les mieux connus en Occident, et ils sont les pionniers dans leurs différents domaines : philosophique, scientifique et social.

 

Avicenne a essayé, d’après l’auteur, de concilier la religion avec la philosophie, et le rationnel avec la pensée islamique (p. 23).

 

Averroès a distingué quant à lui entre la religion et la philosophie en affirmant qu’il n’y a pas de contradiction entre elles (p. 40). L’auteur voit en Averroès un des meilleurs et un original penseur politique (p. 45).

 

L’auteur explique qu’Ibn Khaldoun considère que l’être humain est politicien par nature, et qu’il a besoin de la société (ijtima). L’auteur l’a comparé à Confucius. Les deux insistent sur la langue qui doit être correctement utilisée (p. 59). L’asabiyya est une des clés des conceptions des travaux d’Ibn Khaldoun. Il rappelle ses écrits et son apport concernant le (dawla) (State, État, dynastie) et le (sultan) (pouvoir, ou gouvernement). L’auteur mentionne aussi plusieurs apports d’Ibn Khaldoun : son analyse de l’ascension et du déclin des dynasties, et des États, comment ils deviennent faibles et corrompus, et les critères d’un bon ou mauvais gouvernement etc. (p. 60).

 

Le prophète Muhammad, pour Ibn Khaldoun, est un « législateur ». Il s’est référé, d’après l’auteur, au prophète à plusieurs reprises dans le cadre de la loi et de la justice (p. 62).

 

Un paragraphe dans le 2e chapitre est très significatif. Son titre : Que-ce que nous avons découvert ? (What Have We Discovered ?). L’auteur voit, d’abord, que la conclusion de son tour d’horizon de plusieurs penseurs musulmans l’a fait pénétrer dans un monde d’humanisme, de rationnel, de modernisme, et de tolérance, en concluant que tout cela nous a montré l’image d’un Islam humaniste, éclairé, rationnel et ouvert. Un Islam complétement différent de celui présenté d’une façon caractérielle en Occident ou par les fondamentalistes (p. 65). L’auteur souligne que les trois figures : Avicenne, Averroès et Ibn Khaldoun, et lors de l’âge d’or de l’Islam, partagent une croyance forte en l’être humain et en la raison humaine. Ils ont montré que l’exercice autonome de la raison est parfaitement possible dans l’environnement islamique à travers (l’ijtihâd), c’est-à-dire donner son opinion personnelle ou son interprétation personnelle. Ils étaient attachés à la religion et à la liberté de responsabilité humaine.

 

L’auteur n’hésite pas à citer, en parlant de (l’ijtihâd) une grande figure de la pensée de la littérature et de la critique internationale moderne : Edward W. Saïd, le grand professeur et écrivain américo-palestinien (1935-2003) et l’auteur du célèbre ouvrage : l’Orientalisme2, et de ce qu’il pense de la fermeture des portes de (l’ijtihâd)3.

 

Pour l’auteur, les deux approches de l’Islam dans le champ des droits de l’homme sont : la liberté de conscience et de religion, et l’interprétation de la Charria.

 

Pr. Leuprecht souligne aussi que la relation entre la croyance et la raison ne concerne pas seulement l’Islam, mais elle concerne également le judaïsme et le christianisme. Et, il cite l’avis d’un écrivain et historien, sociologue et orientaliste français Maxime Rodinson (1915-2004), qui voit que la place que réserve le Coran pour la raison est considérablement plus large que celle réservée par les livres saints du judaïsme et du christianisme. Et, Rodinson voit que « l’idéologie coranique » est plus ouverte au raisonnement et à la rationalité que les idéologies reflétées dans le nouveau et l’ancien testament (p. 67).

 

L’auteur, et par souci de compléter l’image, n’a pas négligé de citer dans les dernières pages de ce 2e chapitre ceux qui ont attaqué l’Islam et les arabes en exposant leur points de vue et en expliquant comment ils ont rejeté le « Averroïsme ».

 

Dans la conclusion, Pr. Leuprecht pose deux questions au lecteur : qu’est-ce vous avez découvert ? Et, qu’est-ce que vous amenez chez vous après notre journée ?

 

En répondant à la 1ère question, il affirme quelques principes : l’unité de l’humanité, les conceptions fondamentales de la raison, de justice et de la dignité humaine. S’il voit le Confucianisme séculaire, la religion est essentielle pour les musulmans et les chrétiens, et le défi est de réconcilier la croyance et la raison à ces deux catégories des individus.

 

Il explique, en répondant à la 2ème question, que nous avons amené dans notre foyer pas seulement la croyance dans le genre humain, mais aussi le bon sens du besoin de construire ce qui nous unit. Il voit que nous avons beaucoup à gagner - et il a tout à fait raison - des dialogues interculturels et inter-religieux, et nous devons apprendre l’un de l’autre.

 

Nous ne devons pas limiter, d’après lui, ces dialogues aux droits de l’homme à l’histoire « courte » des droits de l’Homme qui a commencé au 18e siècle, et qui présente seulement la conception exclusivement « occidentale/européenne » de ces droits et leur origine chrétienne ou judéo-chrétienne, et que les pays occidentaux sont le foyer et la « patrie » de ces droits. Nous devons élargir notre vision historique et culturelle. Ainsi, nous pouvons, et en exploitant les sources de notre humanité commune, progresser ensemble et enrichir vraiment la conception universelle et pratique des droits de l’homme.

 

Ce sont donc les traits de cet important livre qui sera, sans doute, un outil de référence et de réflexion pour les militants et les spécialistes des droits de l’homme, mais aussi pour les adeptes des différentes religions qui optent pour le dialogue, le compréhension, et le bien-être de l’humanité sans aucune forme de distinction.

 

 

M. A. Al-Midani

1* Revue Jinan des Droits de l’Homme, n° 4-5, juin-décembre 2013, pp. 274 et s.

 

Cf. Peter Leuprecht, « L’Islam-ennemi des Droits de l’Homme ? », dans ce n° 4 de la Revue Jinan des Droits de l’Homme.

 

2 Edwards W. Saïd, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, traduction de Catherine Malamoud, préface de Tzvetan Todorov, Le Seuil, 1980.

 

3 “The gradual disappearance of Islamic Tradition of ijtihad or personnel interpretation has been one of the major cultural disasters of our time which has brought about the disappearance of any critical thinking and of any individual confrontation with the questions raised by the contemporary world” (p. 66).

 

<< Nouvelle zone de texte >>